Racisme Ordinaire En Suisse

Le meurtre de George Floyd m’a fait pleurer plusieurs nuits de suite, ce meurtre était totalement insensé et inhumain. Par la suite, apprendre le meurtre de Breonna Taylor et d’autres noirs était profondéent blessant, me laissant dans un état de désarroi total. Dans ces moments, la question qui me hante souvent revient: où est le chez moi? J’ai vécu 20 ans en Suisse et finalement je suis partie il y a trois ans. Mon nouveau pays, le Canada, a ses problèmes avec le racisme, la brutalité policière et comment les Premières Nations ont été et sont encore traités aujourd’hui. J’ai écrit l’histoire qui suit il y a trois ans et je n’aurai pas osé partager cela par peur de subir plus de discrimination. L’histoire décrit un épisode très violent et raciste qui m’est arrivé lorsque je quittais un appartement aux Eaux-Vives à Genève en 2013.

Une histoire de déménagement

Nous attendions notre premier enfant et assez vite nous sommes arrivés au constat qu’il nous fallait déménager et trouver un logement plus grand. Nous nous sommes donc mis à la recherche d’un appartement, espérant pouvoir déménager avant l’arrivée de bébé.

Seulement, nous sommes à Genève où les loyers sont élevés, les appartements abordables sont peu. La Suisse compte plus de 60% de locataires et le marché immobilier est aux mains de grands groupes et certaines familles. A Genève, les gens utilisent leurs réseaux pour avoir accès aux appartements abordables qui ne demandent pas qu’on soit banquier suisse pour pouvoir payer le loyer.

Après plusieurs visites d’appartements et dépôt de dossiers dans les régies qui se sont avérés infructueux, mon amie Céline m’a conseillé de faire une demande de logement à la Caisse de Prévoyance de l’Etat de Genève. Cette caisse de prévoyance avait un parc immobilier qu’elle louait aux employés de la ville à un prix abordables. Bien que n’étant pas une employée de l’Etat de Genève, elle pensait que ma situation pouvait peut-être me donner accès à un appartement. J’étais déjà désespérée par la recherche et donc je décide de suivre son conseil. La personne qui s’occupait de ma demande était une dame très humaine et chaleureuse. La première fois que je l’ai appelé, je lui ai exposé notre situation et nous avons bien ri avant qu’elle ne m’annonce qu’il n’y avait pas d’appartement disponible dans notre budget. J’ai continué à l’appeler chaque deux semaines.

L’appartement dans lequel nous vivions était assez grand pour deux personnes mais pas pour trois. Trouver cet appartement-là fut en lui-même le parcours du combattant. Après plusieurs visites d’appartements et dépôts de dossier dans les régies sans succès, je me décide à contre coeur d’engager un intermédiaire, une agente de relocation qui aide les expats à trouver un logement à Genève moyennant un mois de loyer. Lorsque nous nous rencontrons au Café Jules Verne à Plainpalais à Genève un soir pour discuter de mes besoins, cette personne n’a pas tergiversé avant de me dire: “Mademoiselle, je suis désolée de vous dire cela mais il sera vraiment difficile de vous trouver un appartement parce que vous êtes noire, les propriétaires ne veulent pas louer aux noirs.” Entendre cela a été comme un coup de poing dans le ventre et je ne me sentais pas bien moralement après cette rencontre. Cela faisait dix ans que je vivais en Suisse et la déshumanisation dont j’étais victime pointait le bout de son nez à différents moments dans ma vie, continuellement. J’ai décidé Finalement, je décide de ne pas travailler avec cette dame.

De sortie avec des amis un soir, j’entame une discussion banale avec un monsieur que je ne connaissais pas et il me donne l’email d’un monsieur qui travaille dans une régie immobilière. Après une prise de contact, il me met sur sa liste de distribution pour recevoir l’information sur les appartements à louer. Un jeudi, je reçois son email et y voit un appartement qui me plaît et qui est dans mon budget. J’appelle directement et demande à le visiter et parce que j’étais au travail, j’ai demandé à ma mère de le visiter pour moi. J’ai très vite déposé mon dossier et après un jour d’attente j’ai obtenu l’appartement.

Trois ans plus tard, nous devons de nouveau déménager.

Un beau matin, j’appelle la caisse de pension de l’Etat pour m’enquérir de mon dossier et à ma grande surprise on m’annonce qu’il y a un appartement disponible pour nous et s’il nous plaît, il nous sera louer. J’étais folle de joie. Ni une, ni deux, nous nous rendons à l’appartement et appelons tout de suite après pour confirmer notre intérêt. C’était un appartement 4 pièces genevois (2 chambres à coucher) an centre de Genève, à Plainpalais. La date d’entrée dans l’appartement était à deux semaines de ma date d’accouchement.

A ce moment-là, je suis fatiguée, anxieuse et je ne dors plus très bien.

Nous envoyons une lettre pour résilier notre bail et la régie nous annonce que l’avocate qui gère le bâtiment souhaite faire une visite de pré-état des lieux pour déterminer les travaux à faire avant la prochaine location. Le jour du rendez-vous arrive. Il est 14 heures et je suis assise seule à l’appartement en attendant que ça sonne à la porte. Au bruit de la sonnerie, je me lève doucement de mon canapé, balançant mon ventre de fin de grossesse vêtue de mon Kaba (robe) comfortable du Cameroun. Je regarde dans l’oeil de boeuf et aperçois une vieille dame blonde aux yeux bleus, très bien habillée et accompagnés de deux personnes. J’ouvre la porte et tout en souriant, je la salue de ma voix la plus polie – celle que j’ai travaillé depuis des années et que j’utilise lorsque je dois prouver que je suis une personne intégrée dans la société suisse, autant dire que je l’utilisais très souvent. J’avais entendu par mes voisins que cette dame n’était pas très agréable, elle avait retiré des places de parkings à certaines personnes âgées qui habitaient dans ce bâtiment depuis 30 et parfois 40 ans. Elle mettait beaucoup de pression sur certains locataires parce qu’elle voulait augmenter leurs loyers et ces personnes souffraient de beaucoup de stress. Pour ma part, c’était la première fois que je la voyais.

Brusquement…

“Vous n’êtes pas Miriam P! Je ne savais pas qu’une femme noir habitait cet appartement depuis trois ans!”, proclame Madame G. Le ton est donné. Elle m’explique qu’elle est l’avocate qui gère cet immeuble pour le compte du propriétaire et elle veut visiter l’appartement avec deux techniciens pour voir s’il y a des travaux à faire.

J’étais choqué par la violence de son introduction. D’habitude, je porte un masque en public, je me prépare mentalement aux regards insistants, à être observée, que l’on m’explique les choses sans que je le demande, etc. De retour chez moi, dès que je passais le pas de ma porte, je faisais tomber le masque, me sentant en sécurité, pouvant être moi-même dans cet appartement. Autant dire que je n’étais pas préparée à la tournure des choses, c’était un peu comme se prendre un TGV dans le buffet à 2 semaines de mon accouchement.

Je prends sur moi sans montrer mon désarroi et les invite à entrer. Elle lance: “l’appartement est même en bonne état et les murs sont toujours blancs.”

Elle se retourne vers moi et me dit: “Mademoiselle, si j’avais su que vous étiez noire, je ne vous aurais jamais loué l’appartement. Vous avez été très intelligente, vous avez envoyé votre amie, une grande blonde venue de l’Amérique Latine pour visiter l’appartement.”

Sentant la colère montée en moi mais gardant mon calme, je rétorque: “ Madame, je n’ai pas fait cela. Ma maman a visité cet appartement parce que je travaillais et elle a rencontré Nuno de la régie sur place.”

Là, je sors mon téléphone et lui montre une photo de ma mère.

“Non, cette personne n’est pas la personne que vous avez envoyé.”, elle continue, “Cette personne s’appelait Miriam P, elle avait étudié à la London School of Economics et travaillait dans une banque privée de la place et elle était suisse. Son profil était parfait pour un appartement dans les beaux quartiers.”

J’étais en colère, frustrée, je serrais le poing dans la poche de mon Kaba pour garder le calme. J’avais peur des difficultés qu’elle pouvait créer pour nous dans un marché immobilier genevois où les acteurs principaux se connaissaient.

“Madame, la personne que vous venez de décrire est moi-même et non une dame venue de l’Amérique Latine.”, j’essaye de me justifier.

“Si j’avais su que vous étiez noire, je ne vous aurais jamais loué l’appartement.”, elle se répète.

“La copie de ma carte d’identité était en noire et blanc donc je suppose que vous avez regardé le nom, les diplômes, l’employeur and vous n’avez pas pensé que j’étais noire.”, je me justifie encore.

Tout à coup, elle change de registre: “Ça doit être difficile pour vous les noirs de vous loger hein? Je lui explique alors que nous déménagions dans un appartement plus grand donc je supposais qu’il était quand même possible de trouver. Elle continue de regarder autour d’elle et dit aux deux techniciens: “Repeignez tout en blanc, je veux les murs blancs, blancs, blancs.” Elle se retourne vers moi avec un sourire cynique et me lança “j’insiste avec le blanc hein?”

Vers la fin de l’inspection, elle se tourna vers moi une énième fois avec les deux techniciens à ses côtés: “ça doit dur pour vous hein? Vous savez pourquoi nous ne louons pas aux africains? Parce qu’ils re retrouvent à 15 dans un petit appartement et le détruit.” Un des technicians, pointant mon ventre du doigt, balance:”Elle a commencé à peupler l’appartement.” Et là, les trois éclatent de rire. J’étais en colère, j’avais le coeur serré, la gorge nouée sous ce calme que je gardais par nécessité, par peur des répercussions, pour ne pas confirmer leurs dires même si nous avions dépassé les limites de la politesse dès le début de la visite. Je les regardais les trois devant moi…L’avocate reprit sa rengaine à propos de la belle blonde, grande de taille venue visiter l’appartement à ma place.

 Je ne pouvais pas croire que ce qui m’arrivait chez moi vers la fin de ma grossesse à haute risque. Lorsqu’ils sont partis, je ne pouvais pas croire ce qui venait d’arriver.

4 ans plus tard…

Nous étions sur le point de déménager une fois de plus, nous quittions la Suisse. Un soir vers 18 heures, he triais mes paperasses en vue du déménagement lorsque je trouve une vieille lettre de l’avocate Madame G. Je n’ai pas réfléchi à deux fois. J’ai pris mon téléphone et composé son numéro. J’étais nerveuse en écoutant le téléphone sonner et sonner encore. Tout à coup, elle réponds. Je l’ai saluée de ma voix polie et je me suis présentée et elle m’a reconnu de suite. Elle m’explique sur un ton amical et de confidence qu’elle n’avait plus le contrat pour gérer le bâtiment à la rue Théodore-Weber et elle est passé à autre chose. Je l’ai laissée parler et je lui annoncé que je l’appelle au sujet de la visite de mon appartement il y a de cela 4 ans, lorsque j’étais enceinte. Je lui ai dit qu’elle était raciste et qu’elle ne pouvait pas accepté qu’elle n’avait pas remarqué que j’étais noire lorsqu’elle m’a octroyé l’appartement parce que je remplissais les critères de ce que cette société considère comme ayant de la valeur (ayant des diplômes et travaillant dans une banque privée, etc). Je lui ai dit qu’il était tellement difficile pour elle d’accepter que je suis noire au point qu’elle a inventé femme blonde d’Amerique Latine. J’ajoute que les noires – comme d’autres groupes dans la société- formaient un group hétérogène et n’étaient pas seulement des dealers de drogues ou des prostituées comme souvent montrés à la télévision. “Comment pouvez-vous être avocate et aussi raciste?”, je tonna. A ce moment-là, elle me traitait de menteuse, que j’ai envoyé une amie….Là je raccrocha!

Peut-être que cela servait à rien d’avoir passé ce coup de fil mais je sais que je n’avais pas aimé le fait de n’avoir pas réagi quand l’incident s’est produit.

“Comment peux-tu quitter un pays aussi beau et économiquement aussi que la Suisse?”, est la question que j’entends souvent. “En fait, lorsqu’on est noir en Suisse, disons que la vie n’est pas si facile.” est souvent ma réponse. Le discours en Suisse est que le racisme n’existe pas, le problème n’est pas perçu comme un problème institutionnel. Toute expérience raciste est considéré comme individuel, du registre de l’anecdote. Cependant, durant 20 ans, d’Yverdon-les-Bains à Lugano, de Berne à Gstaad, de Genève à Neuchâtel, j’ai eu des expériences racistes, subi le préjudice anti-immigrant, encore et encore. Combien de fois m’a-t-on pris pour une prostituée: lorsque je mangeais dans un McDonalds un après-midi quand j’étais adolescente, en faisant mes courses, pendant que je marche pour aller à la cérémonie de fin d’étude de ma soeur, lorsque je prenais le train pour aller à l’université de Genève et même lorsque j’étais enceinte? Et beaucoup d’autres choses je ne peux traiter dans un seul billet de blog. La Suisse m’a donné tant d’opportunités pour étudier mais ne m’a pas donné l’espace pour exister en tant qu’être humain. J’ai réalisé que je n’aurai jamais la seule chose que je voulais le plus, à savoir la liberté d’être moi sans prescription.

J’espère que le racisme anti-noir cessera et mes filles comme d’autres petits garçons et filles noirs pourront grandir dans un monde dans lequel ils seront eux-mêmes.

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